Interview réalisateur
Paris 19 juillet 2016 – Entretien avec Tom Boothe
1 / Tom, tu as réalisé ce documentaire FOOD COOP à Brooklyn, comment es-tu tombé sur cette Coopérative (la Park Slope Food Coop) ?
Je suis américain et je vis à Paris. J’ai des amis de longue date à Brooklyn qui sont membres de la Park Slope Food Coop et à l’occasion d’une visite, ils me l’ont fait découvrir. Il y a une ambiance dans la Coop très énergique mais pas du tout commerciale. Je me suis dit que ce serait bien de faire un documentaire sur ce phénomène, parce que c’est quand même un phénomène. Quand on découvre une coopérative comme celle-là, on se rend compte à quel point on est habitué à entrer dans des zones marchandes où on est littéralement attaqué par le marketing. Et là le poids du marketing est totalement absent. Je crois que ce n’est pas une ambiance différente, c’est juste une ambiance naturelle qui est dévoilée par la Coop, parce qu’on a enlevé tous les côtés commerciaux et capitalistes. On n’est plus du tout habitué à ça.
2 /Comment as-tu été reçu par les membres coopérateurs pour le tournage ?
Ça s’est très bien passé, bien que ce soit un endroit très difficile à filmer parce que tu ne parles pas avec le chef pour demander « est-ce que je peux filmer ? ». Il n’y a pas un chef, parce qu’il y en a 17 000 ! Et donc parfois ça compliquait les choses. C’était aussi très difficile parce que ça ne les intéresse pas d’être filmés. Ça fait partie de leur absence de séduction, de marketing, etc. Ils m’ont laissé filmer parce qu’en même temps j’étais en train de monter La Louve, une coopérative basée sur le même modèle, ici à Paris.
3 / Donc, tu as tourné ce documentaire et développé le projet de La Louve en même temps ?
Je suis arrivé en France en 2002 et j’ai commencé les recherches pour le film en 2008 / 2009. Quand j’ai vu la coopérative à New York, je m’étais dit : c’est à la fois un superbe sujet de documentaire mais j’ai aussi envie de faire mes courses dans un endroit comme ça en France ! Ça a été long : il fallait voir si le projet de La Louve était légalement possible en France, et c’était compliqué pour la production du film, comme n’importe quel film : trouver des financements, un diffuseur (c’est grâce à la chaîne associative Télé Bocal que le film existe) etc. Du coup, le film fait partie de La Louve et La Louve fait partie du film.
4 / Comment est réparti l’argent que génère la Park Slope ?
C’est une organisation très classique à but non lucratif, c’est-à-dire que quand il y a des bénéfices – et là-bas c’est très rentable – ils réinvestissent tout dans le supermarché. Ils ont quasiment épuisé les possibilités d’investissements tant ça marche ! Ils ont acheté des frigos les plus écolos possibles, tout est neuf. Alors ils baissent les prix des produits et ils font des investissements ailleurs. Par exemple, ils ont créé un fond qui prête de l’argent aux petites coopératives sur leur modèle, mais uniquement aux États-Unis.
5 / Une des critiques entendues sur la Park Slope est que « c’est un endroit de bobos ».
Non, ça c’est pas vrai. Il y a des bobos, mais comme il y a des bobos dans n’importe quelle ville. À Park Slope on trouve toutes les classes sociales, sauf les personnes en grande précarité. Dans toutes les classes sociales, on trouve des gens qui s’intéressent à la qualité de leur alimentation. Dans les années 70 ce n’était pas une préoccupation du grand public, mais maintenant ça l’est, autant que le bio par exemple.
6 / On voit des gens vraiment heureux dans le film – est-ce parce qu’ils se sentent écologiquement et économiquement impliqués ?
Dans le film j’aime beaucoup cette femme qui est membre depuis assez peu de temps, et qui dit « maintenant que je vais à la Park Slope, quand je vais ailleurs, j’ai l’impression d’être à Disneyland, ça fait faux ». Depuis les crises économiques de 2008, la forte augmentation du nombre de membres est liée, je crois, à une nouvelle génération qui me donne de l’espoir pour les États-Unis (et je n’ai pas beaucoup d’espoir pour ce pays…). Cette génération a été très nombreuse à voter pour Bernie Sanders qui se dit « socialiste ». Il y a quatre ans encore, ce n’était pas possible de dire « je suis socialiste » et que des personnes votent pour vous. Mais d’entendre cette femme nous dire « le capitalisme nous rend malade », c’est quelque chose de rafraîchissant. L’espoir c’est qu’il y ait des personnes pour dire : « Là on échappe à tout ça et on fait nous-mêmes ». C’est ça qu’on adore. Les fondateurs de la Park Slope ne sont pas contre le monde : ils critiquent le fonctionnement des supermarchés tel qu’il existe déjà, et tout ce qu’ils demandent c’est : « Laissez-nous faire et nous on va faire mieux que vous ». Et c’est ce qu’ils font.
7 / Cette belle énergie est-elle uniquement américaine ?
Les français l’ont aussi ! Quand vous avez l’occasion de faire quelque chose, vous le faites ! On est que deux ou trois américains à La Louve, le reste ce sont des français. Des français pragmatiques !
8 / Ce modèle coopératif existe-t-il déjà en France ?
Il y a en France une tradition de coopératives de consommateurs qui date du 19ème siècle. La chose qu’on ajoute, c’est le côté participatif. Mais ce n’est pas nouveau, les crèches parentales et aussi les sites de camping qui étaient fondés par la Maif dans les années 30 ont le même fonctionnement. Ce qui est nouveau, c’est qu’on applique ce modèle à un supermarché.
De temps en temps des personnes me demandent « Mais ça détruit des emplois ? ». J’aime bien cette question. Le constat fait par la Park Slope, c’est qu’ils pensent ne pas avoir détruit un seul emploi. Pas un seul. Parce qu’ à la différence des autres supermarchés, les gens ne viennent pas pour des raisons de proximité, ils viennent parce qu’ils aiment le supermarché. Il y a donc une attirance autour du projet. Et comme les gens viennent de partout, c’est faux de dire qu’on prend une partie du chiffre d’affaires du supermarché d’à côté, c’est beaucoup plus dilué que ça.
Il y a plein de côtés positifs économiquement parlant. Il y a eu 80 emplois créés à la Park Slope. Ce n’est pas rien. C’est moins que dans un supermarché normal de la même taille mais les emplois proposés par la Coop ne sont pas des boulots « de merde » : temps partiels, horaires discontinus, salaires au plancher… Le salaire d’entrée à la Park Slope c’est 3 fois le SMIC de l’État de New York, avec les mêmes avantages qu’ont les PDG aux États-Unis. Tu commences avec deux semaines de vacances payées et ça monte jusqu’à 5 semaines. C’est quasi inexistant aux États-Unis. Donc le traitement des travailleurs fait partie intégrante du modèle. Je me suis demandé : quelle pourrait être la solution pour que des gens sans beaucoup d’argent puissent accéder à une nourriture de qualité, sans attendre une révolution ? Qui ne se fera pas demain…
L’effet économique bénéfique pour les membres de La Louve, comme pour les membres de la Park Slope sont les économies faites sur les prix. On a estimé qu’une famille type économise 250 $ par mois. Si tu as 17 000 personnes en moyenne qui économisent 3 000 $ par an, avec l’argent économisé, est-ce que ça ne créé pas des emplois qu’on ne voit pas ?
9 / Vous ouvrez La Louve avec 1 450 mètres carrés, vous commencez grand !
C’est très important : il y a d’autres petites expériences comme ça aux États-Unis : à Brooklyn, dans le Montana… mais en fait ça ne marche pas très bien parce qu’ils sont trop petits. C’est très logique quand on y pense. Si tu demandes aux gens de passer 3 h par mois à travailler dans le supermarché, même les gens très militants s’attendent à pouvoir acheter pas mal de choses. Mais là si ça commence petit, les gens font peut-être 30 ou 40 % de leurs courses là, mais ils seront obligés de partir vers d’autres supermarchés pour compléter… Il y a une phase dans le militantisme où les gens restent impliqués mais finissent par partir lorsque la vie devient trop complexe.
10 / Comment sont réparties les équipes de travail à La Louve ?
Les tâches principales sont : la caisse ; la manutention ; la réception des livraisons ; le conditionnement des produits : couper des fromages, diviser en petites quantités des aliments et les mettre en sachet ; nettoyage ; un peu d’administration ; l’espace enfants ; de l’informatique… grosso modo c’est ça. À La Louve on fait tout « maison ». Dans les autres supermarchés il faut comptabiliser tout ce que font les intermédiaires jusqu’à la maison mère. À la Park Slope, comme à La Louve, les salariés s’occupent de l’administration (achats, compta, gestion des membres et tout ce qui se rapporte à la finance) et les membres s’occupent des taches citées plus haut.
11 / On vous sollicite souvent pour conseiller d’autres projets similaires ?
Oui. Beaucoup. Il y a en ce moment six ou sept projets en France qui avancent. On nous sollicite régulièrement. Ce matin encore une coop suisse nous a contactés. Récemment on a rencontré des groupes de Toulouse, Bordeaux, Bayonne et Paris, et on partage avec eux tout ce qu’on a appris sur la route.
12 / As-tu le trac pour l’ouverture de La Louve ?
Non, pas le trac, mais j’espère que ça va marcher. En ce moment à La Louve on est porté par une énergie très excitante. L’ambiance est comme ça. Pour que ça fonctionne il faudrait que trois mille personnes s’impliquent régulièrement dans les deux ans.
Une chose est sûre, c’est qu’on a déjà environ 2 400 membres. On a aussi un très bel espace et nos prix sont justes.
13 / Est-ce qu’on peut dire que la Coop est une mauvaise nouvelle pour le capitalisme ?
On n’en parle pas ensemble en ces termes. Moi j’en parle un peu, mais je n’ai aucun problème avec les structures à but lucratif gérées par de bonnes personnes. Par contre, j’ai du mal à laisser le choix de mon alimentation dans les mains de l’agro-business pour qui la qualité de la nourriture importe seulement en fonction du fric que ça leur rapporte. Ce ne sont probablement pas de mauvaises personnes en soi, mais c’est un système qui ne marche pas. C’est pareil avec la santé, si le système est bien fait, l’argent ne fait pas loi. Ceci dit, il y a des personnes du parti républicain à la Park Slope, qui sont très conservatrices, mais elles en font partie. C’est une bonne chose. Donc nous aussi, moi compris, on a plein d’idées politiques différentes.
Autrement dit : plus on se concentre sur les détails pragmatiques, plus tu agis concrètement pour le changement. On ne passe pas trop de temps sur les grandes formules : comment refaire le monde, etc. Il faut juste définir les choses à faire vraiment. Se mettre au concret, c’est une chose que la gauche a perdu, à mon avis.
14 / Est-ce que ce modèle peut justement changer le monde ?
C’est assez minuscule ce qu’on fait. Pour moi, si on n’attaque pas ensemble l’écart de distribution des richesses dans le monde, notre Coop restera un petit phénomène. Elle a du sens, mais ce qu’on fait a probablement peu d’impact sur ce déséquilibre et ça c’est le grand, grand, problème.
On peut entendre dans l’interview donnée par deux des fondateurs : « Ce que j’adore dans ce projet, c’est que c’est du réel : chaque membre va prendre des habitudes. Pas des idées, mais des habitudes démocratiques. Se dire : je peux changer les choses. Ça implique des discussions avec les autres, et tu commences à prendre conscience de ces changements. Les gens finissent par se questionner : Pourquoi est-ce que cela ne fonctionne pas comme ça partout ? ».
Parce qu’avec la Coop tu deviens exigeant, le cadre change complètement, alors que toutes nos habitudes, nos attentes, nos rythmes sont influencés par le consumérisme… On parle beaucoup d’éducation populaire à La Louve. Le plus important c’est le fait qu’avec notre système, je peux me permettre d’acheter des produits de bonne qualité avec le revenu que j’ai, alors que ce n’était pas habituel pour moi avant. Et ça veut dire aussi que, peu à peu, ça devient la norme. Tu t’habitues à ces goûts, qui ne sont pas industriels ni dilués (parce que ça c’est un grand problème, au niveau du goût, tout est dilution). Si tu es habitué à cette bonne qualité de nourriture, peu importe ton éducation, tu seras habitué au vrai goût. Et à partir de là tu es plus exigeant pour toute ta vie, et c’est donc ce genre de supermarché qui peut profondément changer la relation de notre société à la consommation.